WESTBURY, GRANDE-BRETAGNE, 1940

Kirpal Singh se tenait debout, là où, d’ordinaire, repose la selle du cheval. Au début, il se contenta de se tenir sur le dos de sa monture, s’arrêtant pour saluer de la main ceux qu’il ne pouvait voir mais qui le regardaient, il le savait. Lord Suffolk, qui le suivait à la jumelle, vit le jeune homme saluer, les bras levés, en se balançant.

Il descendit ensuite dans le gigantesque cheval de craie de Westbury. Dans la blancheur du cheval, sculpté dans la colline. L’arrière-plan exagérant l’obscurité de sa peau et de son uniforme kaki de sapeur, il n’était plus maintenant qu’une silhouette noire. Si ses jumelles étaient bien réglées, Lord Suffolk pourrait repérer sur son épaule l’étroit cordon écarlate, insigne de son unité de sapeur. À leurs yeux, il arpenterait une carte en papier découpée en forme d’animal. Mais Singh n’était conscient que de ses bottes raclant la craie blanche et rude tandis qu’il dévalait la pente.

Derrière lui, sacoche à l’épaule, Miss Morden, elle aussi, descendait lentement la colline, s’aidant d’un parapluie fermé. Elle s’arrêta à trois mètres du cheval, installa son parapluie et se mit à l’ombre. Puis elle ouvrit ses carnets.

« Vous m’entendez ? demanda-t-il.

— Oui, très bien. » Elle essuya ses mains pleines de craie sur sa jupe, remit ses lunettes. Elle regarda au loin et, comme Singh, fit signe à tous ceux qu’elle ne pouvait voir.

Singh l’aimait bien. Elle était, en effet, la première Anglaise à laquelle il eût vraiment parlé depuis son arrivée en Angleterre. Il avait passé la plupart de son temps dans une caserne, à Woolwich : en trois mois, il n’avait rencontré que d’autres Indiens et des officiers anglais. À la cantine de la NAAFI[5], une femme répondrait, le cas échéant, à l’une de vos questions, mais les conversations avec ces dames ne dépassaient pas deux ou trois phrases.

 

Il était le deuxième fils. Le fils aîné était dans l’armée ; le frère qui venait après lui était médecin, un troisième était homme d’affaires. Une vieille tradition dans sa famille. Mais la guerre devait changer tout cela. C’est ainsi qu’il s’enrôla dans un régiment sikh et fut envoyé en Angleterre. Après quelques mois à Londres, il s’engagea comme volontaire dans un régiment du génie ayant pour mission de désamorcer les bombes à retardement et les obus non explosés. En 1939, les consignes des autorités étaient simplistes : « Les obus non explosés relèvent de la responsabilité du ministère de l’Intérieur ; avec son accord, ils seront enlevés par des prévôts d’A.R.P.[6] et par la police qui les transporteront dans des décharges situées dans les environs, où, en temps utile, des membres des forces armées les feront exploser. »

Il fallut attendre 1940 pour que la responsabilité du déminage soit confiée au ministère de la Guerre qui, à son tour, la confia au génie. Vingt-cinq unités de déminage furent ainsi organisées. Elles manquaient de matériel, n’ayant à leur disposition que des marteaux, des burins et des outils de cantonnier. Il n’y avait pas de spécialistes.

 

Une bombe est composée des éléments suivants :

1.Une enveloppe, ou corps de la bombe. On l’appelle le « corps ».

2.Un détonateur.

3.Une charge initiale (cartouche ou booster).

4.Une charge principale d’explosif à grande puissance.

5.Les accessoires de la superstructure : ailettes, mentonnets, kopfrings, etc.

 

Quatre-vingts pour cent des bombes qui furent lâchées au-dessus de la Grande-Bretagne étaient à paroi mince, des bombes à tout usage. Elles allaient de cinquante à cent kilos. On appelait un « Hermann » ou un « EsaII » une bombe d’une tonne, un « Satan » une bombe de deux tonnes.

 

À la fin de ces longues journées d’instruction, Singh s’endormait, des diagrammes et des graphiques entre les mains. Il se voyait, dans un demi-rêve, pénétrant dans le labyrinthe d’un cylindre, entre l’acide picrique, la gaine et les condensateurs, jusqu’à ce qu’il atteigne le détonateur, au fin fond de l’élément principal. Et puis, soudain, il s’éveillait.

Dès qu’une bombe atteignait un objectif, l’impact activait un trembleur, allumant ainsi l’amorce du détonateur. Cette infime explosion pénétrant la gaine faisait détoner le pentryte, activant ainsi l’acide picrique qui, à son tour, faisait exploser la charge principale faite de TNT, d’amatol et de poudre à l’aluminium. Le trajet du trembleur à l’explosion prenait une micro-seconde.

Les bombes lâchées à basse altitude étaient les plus dangereuses, elles n’étaient activées qu’à l’atterrissage. Les bombes non explosées allaient s’enterrer dans les villes ou dans les champs, restant inactives jusqu’à ce qu’un bâton de fermier, une roue de voiture, ou une balle de tennis heurtant l’enveloppe activent les points de contact du trembleur, provoquant alors l’explosion.

Singh et d’autres volontaires furent transportés en camion aux services du génie situés à Woolwich. À cette époque, le taux d’accidents au cours du déminage était étonnamment élevé par rapport au nombre d’engins inexplosés. En 1940, après la défaite de la France et une fois l’état de siège déclaré en Grande-Bretagne, ce taux empira.

Au mois d’août, le blitz avait déjà commencé ; en un mois, il fallut faire face à 2 500 bombes non explosées. Des routes furent fermées, des usines abandonnées. Au mois de septembre, on comptait environ 3 700 bombes actives. Une centaine de nouvelles unités de déminage furent créées. Restait à comprendre la façon dont fonctionnaient les bombes. Dans ces unités, l’espérance de vie était de dix semaines.

« C’étaient les temps héroïques du déminage, une époque d’exploits individuels où l’urgence, combinée au manque de connaissances et de matériel, entraînait une prise de risques fantastique. C’étaient néanmoins des temps héroïques dont les héros restèrent obscurs, leurs actions étant tenues cachées du public pour des raisons de sécurité. Il n’était pas, bien sur, souhaitable de publier des rapports susceptibles d’aider l’ennemi à évaluer leur capacité à neutraliser ces armes. »

 

Pour se rendre en voiture à Westbury, Singh s’était assis à l’avant, à côté de Mr. Harts. Miss Morden avait pris place à l’arrière, près de Lord Suffolk. Tout le monde connaissait la Humber kaki. Les ailes étaient peintes en rouge vif, comme toutes les unités mobiles de déminage ; la nuit, un filtre teintait de bleu les feux de position gauche. Deux jours plus tôt, en traversant les Downs, non loin du célèbre cheval en craie, un homme avait sauté sur une mine. À leur arrivée sur les lieux, les soldats du génie s’aperçurent qu’une autre bombe avait atterri au milieu de ce site historique, dans la panse du gigantesque cheval blanc de Westbury, sculpté en 1778, au milieu de ces mamelons crayeux. Peu après cet événement, chaque cheval en craie – les Downs en possédaient sept – fut recouvert par des filets de camouflage, moins pour le protéger que pour l’empêcher de servir de point de repère lors de raids de bombardiers au-dessus de l’Angleterre.

Depuis le siège arrière, Lord Suffolk discourait sur la migration des rouges-gorges fuyant l’Europe en guerre, l’histoire du déminage, et la crème du Devon. Il présentait au jeune Sikh les traditions anglaises comme s’il s’agissait pour ce dernier d’une culture encore neuve. Il avait beau s’appeler Lord Suffolk, il vivait dans le Devon et sa passion, jusqu’à ce que la guerre éclate, avait été l’étude de Lorna Doone, roman dont il vantait l’authenticité tant historique que géographique. Il passait la plupart de ses hivers à s’entraîner au golf autour des villages de Brandon et de Porlock ; il avait même réussi à convaincre les autorités qu’Exmoor serait un endroit idéal pour former des techniciens du déminage. Il en avait douze sous ses ordres, un échantillon de talents relevant de divers corps d’armée, sapeurs et ingénieurs. Singh en faisait partie. Ils passaient la majeure partie de la semaine à Londres, à Richmond Park, où on leur enseignait les nouvelles méthodes et où ils s’exerçaient sur des bombes non explosées tandis que des daims flânaient autour d’eux. En fin de semaine, ils se rendaient à Exmoor où ils continuaient leur formation pendant la journée. Le soir venu, Lord Suffolk les conduisait à l’église où l’on avait tiré sur Lorna Doone pendant la cérémonie du mariage. « Depuis cette fenêtre, ou cette petite porte… On lui a tiré dessus pendant qu’elle s’avançait vers l’autel, elle a été atteinte à l’épaule. Somme toute, un coup splendide, mais, bien sûr, répréhensible. Le scélérat a été pourchassé à travers la lande, ils l’ont écartelé. » Pour Singh cela ressemblait à une fable indienne qui lui était familière.

La meilleure amie de Lord Suffolk dans les environs était une aviatrice qui détestait et la société et les hommes, mais adorait Lord Suffolk. Ils allaient ensemble s’exercer au tir. Elle habitait une petite maison de campagne à Countisbury, sur une colline surplombant le chenal de Bristol. Lord Suffolk se livrait à une description des charmes exotiques de chaque village qu’ils traversaient en Jeep. « Ici, c’est le meilleur endroit pour acheter des cannes en bois de prunier. » Comme si Singh avait eu l’intention d’entrer, en uniforme et turban, dans le magasin de style Tudor, au coin de la rue, pour parler cannes avec les propriétaires. Lord Suffolk était le plus délicieux des Anglais, devait-il dire plus tard à Hana. Sans la guerre, il ne serait jamais sorti de Countisbury, ni de sa retraite, « Home Farm », où il vieillissait avec le vin et les mouches de l’ancienne buanderie. La cinquantaine, mais célibataire dans l’âme, il traversait chaque jour à pied les collines pour rendre visite à son amie aviatrice. Il aimait bricoler, et savait tout réparer, depuis les vieux bacs à lessive jusqu’aux générateurs en passant par les broches à moteur hydraulique. Il avait aidé Miss Darker, l’aviatrice, à se documenter sur les habitudes des blaireaux.

Le trajet menant au cheval de craie de Westbury était ainsi jalonné d’anecdotes et de renseignements divers. Même en temps de guerre, il connaissait toujours le meilleur endroit pour prendre une tasse de thé. Il fit, un jour, une grande entrée dans le salon de thé de Pamela, le bras en bandoulière, souvenir d’un accident avec du fulmicoton, et suivi par son clan – secrétaire, chauffeur, sapeur, comme s’ils étaient ses enfants. Comment Lord Suffolk avait-il réussi à persuader le comité chargé de superviser le déminage de l’autoriser à poursuivre ses expériences, personne n’en était vraiment sûr ; mais, vu les inventions qu’il avait à son crédit, il était sans doute plus qualifié que la plupart. Autodidacte, il croyait pouvoir lire les motivations et l’esprit qui avaient inspiré chaque invention. Il avait immédiatement inventé la chemise à poches qui permettait à un sapeur d’avoir amorces et accessoires à portée de la main.

Ils burent du thé et attendirent les scones tout en discutant du désamorçage des explosifs in situ.

« J’ai confiance en vous, Mr. Singh, vous le savez, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur. » Singh l’adorait. À l’en croire, Lord Suffolk était le premier vrai gentleman qu’il avait rencontré en Angleterre.

« Vous savez que je suis persuadé que vous ferez aussi bien que moi. Miss Morden vous accompagnera pour prendre des notes. Mr. Harts se tiendra un peu plus loin, en retrait. Si vous avez besoin de matériel ou de renfort, servez-vous du sifflet de police et ça arrivera. Mr. Harts ne vous donnera pas de conseils mais il comprend parfaitement ce qui se passe. S’il refuse de faire quelque chose, cela voudra dire qu’il n’est pas d’accord avec vous et, à votre place, je suivrais son avis. Mais sur le site même, vous avez pleine autorité. Voici mon revolver. Les détonateurs sont sans doute plus sophistiqués maintenant, mais on ne sait jamais, vous pourriez avoir de la chance…  »

Lord Suffolk faisait allusion à un incident qui l’avait rendu célèbre. Il s’agissait d’une méthode de son invention pour inhiber l’action d’une bombe à retardement : il sortait son revolver et tirait une balle à travers la tête du détonateur, arrêtant ainsi le mouvement d’horlogerie. La méthode fut abandonnée le jour où les Allemands introduisirent un nouveau détonateur, surmonté non plus par l’horloge mais par un percuteur.

 

Cette amitié, Kirpal Singh ne l’oublierait jamais. Depuis qu’il était sous les drapeaux, il avait passé la moitié de son temps dans le sillage de ce Lord qui n’avait jamais mis le pied hors d’Angleterre, bien décidé, la guerre finie, à ne plus jamais sortir de Countisbury. Singh avait débarqué en Angleterre sans y connaître personne, ayant laissé toute sa famille au Pendjab. Il était âgé de vingt et un ans. À part des soldats, il n’avait rencontré personne. Lorsqu’il était tombé sur l’annonce demandant des volontaires pour un peloton procédant à des expériences de déminage, et malgré les propos des autres sapeurs qui tenaient Lord Suffolk pour un fou, Singh avait déjà pris sa décision : à la guerre, l’important, c’était d’avoir le contrôle de la situation ; les possibilités de choix et les chances de survie étaient donc d’autant plus grandes si l’on attachait son sort à celui d’une personnalité ou d’un individu.

Il était le seul Indien parmi les candidats, et Lord Suffolk était en retard. Quinze d’entre eux furent conduits dans une bibliothèque, où une secrétaire les pria d’attendre. Elle resta à son bureau à écrire leurs noms tandis que les soldats plaisantaient sur l’entretien et sur l’examen.

Il ne connaissait personne. Il se dirigea vers un mur et se mit à contempler un baromètre. Il faillit le toucher mais il retira sa main, se contentant d’approcher son visage, le regard rivé aux aiguilles du cadran. Très sec, Beau fixe, Orageux. Il marmonna les mots avec sa prononciation anglaise toute neuve. « TTré sec. Très sec ». Il se retourna vers les autres, fit d’un coup d’œil le tour de la pièce surprenant ainsi le regard que la secrétaire, une dame entre deux âges, braquait sur lui. Le regard était sévère. Un jeune Indien. Il sourit et se dirigea vers les étagères. Là non plus, il ne toucha rien. Il hasarda juste son nez contre un ouvrage de Sir Oliver Hodge, Raymond, ou La Vie et la Mort. Il repéra un autre titre du même genre : Pierre, ou Les Ambiguïtés. Il se retourna et saisit le regard de la femme, à nouveau braqué sur lui. Il se sentit aussi gêné que s’il avait glissé l’ouvrage dans sa poche. Elle n’avait jamais dû voir un turban de sa vie. Ah ! Ces Anglais ! Ils trouvent normal que vous vous battiez pour eux, mais pour rien au monde ils ne vous adresseraient la parole. Singh. Et les ambiguïtés.

 

Au déjeuner, ils firent la connaissance d’un Lord Suffolk très jovial, qui versait libéralement le vin, et riait haut et fort de la moindre tentative de plaisanterie émanant des conscrits. Dans l’après-midi, ils passèrent tous un examen bizarre au cours duquel il leur fallut remonter un mécanisme, dont ils ignoraient l’emploi. On leur donnait deux heures et la possibilité de partir dès qu’ils auraient trouvé la solution. Singh termina rapidement, il passa le reste du temps à inventer d’autres objets susceptibles d’être fabriqués avec les mêmes pièces. S’il n’y avait pas cette histoire de race, pensait-il, il aurait des chances d’être admis. Il venait d’un pays où mathématiques et mécanique étaient presque des traits de naissance. Les voitures n’étaient jamais détruites. On en transportait les pièces à l’autre bout du village, et elles se transformaient en machine à coudre ou en pompe hydraulique. Le siège arrière d’une Ford resurgissait sous la forme d’un canapé. La plupart des habitants de son village avaient plus souvent sur eux une clef à molette ou un tire-bouchon qu’un crayon. D’autres pièces de voiture, sans utilité directe, servaient à fabriquer une horloge, une poulie d’irrigation ou le mécanisme pivotant d’une chaise de bureau. On inventait sans mal des antidotes aux catastrophes mécanisées. Fallait-il refroidir un moteur de voiture en surchauffe ? Au lieu de remplacer les tuyaux de caoutchouc, on plaquait de la bouse autour du condensateur. Ce qu’il voyait en Angleterre, c’était une surabondance de pièces détachées, de quoi subvenir aux besoins du continent indien pendant deux siècles.

 

Il fut l’un des trois candidats sélectionnés par Lord Suffolk. Cet homme qui ne lui avait même pas parlé (et qui n’avait pas ri avec lui pour la simple raison qu’il n’avait pas plaisanté) traversa la pièce et le prit par l’épaule. Il se trouva que l’austère secrétaire était Miss Morden. Cette dernière se hâta d’arriver avec un plateau sur lequel étaient posés deux verres de sherry, elle en tendit un à Lord Suffolk puis, en disant « Je sais que vous ne buvez pas », elle s’empara de l’autre et le leva en l’honneur du jeune Indien.

« Félicitations ! Vous vous en êtes admirablement tiré. D’ailleurs, j’étais sûre que vous seriez choisi avant même d’écrire quoi que ce soit.

— Miss Morden n’a pas son pareil pour évaluer le caractère d’un individu. Elle flaire aussi bien l’intelligence que le caractère.

— Le caractère, monsieur ?

— Oui. Bien sûr. Disons que ce n’est pas vraiment indispensable mais nous allons travailler ensemble. Ici, c’est une sorte de grande famille. Avant même le déjeuner, Miss Morden vous avait sélectionné.

— J’ai trouvé bien pénible de ne pas pouvoir vous faire de clins d’œil, Mr. Singh. »

Lord Suffolk avait à nouveau passé son bras autour des épaules de Singh. Il l’accompagna jusqu’à la fenêtre.

« Puisque nous ne commençons pas avant le milieu de la semaine prochaine, j’ai pensé inviter quelques membres de l’unité à nous rejoindre à Home Farm. Nous pourrons ainsi mettre en commun notre science, et apprendre à nous connaître. Vous pouvez venir avec nous dans la Humber. »

 

Il avait donc satisfait à l’examen de passage, il s’était affranchi de la machinerie chaotique de la guerre. Il rentrait dans une famille comme si, après une année au loin, on l’accueillait, lui le prodigue, on lui offrait un siège à la table, on l’étreignait de paroles.

Il faisait presque sombre lorsqu’ils traversèrent la frontière entre le Somerset et le Devon, sur la route côtière au-dessus du chenal de Bristol. Mr. Harts tourna au bout du sentier étroit bordé de bruyère et de rhododendrons que la lumière mourante empourprait de sang foncé. L’allée qui menait à la maison avait quatre kilomètres de long.

En dehors de la trinité formée par Suffolk, Morden et Harts, six sapeurs composaient l’unité. Pendant la fin de semaine, ils se promenèrent dans la lande, autour du cottage en pierre. Miss Morden, Lord Suffolk et son épouse ne cessaient de boire. L’aviatrice vint se joindre à eux pour le dîner du samedi soir. Miss Darker avoua à Singh qu’elle avait toujours eu envie de se rendre aux Indes en survolant le continent. Une fois sorti de ses quartiers, Singh n’avait aucune idée de l’endroit où il se trouvait. Il aperçut une carte sur rouleau, remontée tout là-haut, contre le plafond. Un matin, profitant d’un moment de solitude, il la tira jusqu’au sol. Countisbury et ses environs. Carte établie par R. Fones. Dessinée selon le désir de Mr. James Halliday.

« Dessinée selon le désir…  » Il commençait à aimer les Anglais.

 

Il était sous la tente de nuit avec Hana quand il lui raconta l’explosion d’Erith. Une bombe de 250 kilos éclata au moment où Lord Suffolk essayait de la désamorcer. Elle tua également Mr. Fred Harts et Miss Morden, ainsi que quatre sapeurs que Lord Suffolk était en train de former. Mai 1941. Cela faisait un an que Singh appartenait à l’unité de Suffolk.

Ce jour-là, il travaillait à Londres avec le lieutenant James, aux alentours d’Elephant and Castle, sur une bombe de type Satan. Tous deux avaient peiné pour désamorcer la bombe de deux tonnes. Ils étaient épuisés. Il se rappelait avoir levé la tête au milieu de son travail, et aperçu deux officiers du génie en train de le montrer du doigt. Cela l’avait intrigué. Sans doute en avaient-ils trouvé une autre. Il était plus de dix heures du soir et il se sentait dangereusement fatigué. Il y en avait encore une qui l’attendait. Il s’en retourna donc au travail.

Quand ils en eurent fini avec la bombe Satan, il décida de gagner du temps, aussi se dirigea-t-il vers l’officier. Celui-ci fit d’abord mine de s’en aller.

« Oui. Qu’y a-t-il ? »

L’homme lui prit la main droite. Singh comprit que quelque chose n’allait pas. Le lieutenant James se tenait derrière lui. L’officier leur raconta ce qui s’était passé. Le lieutenant James posa les mains sur les épaules de Singh et l’étreignit.

Il se rendit à Erith. Il avait deviné ce que l’officier hésitait à lui demander. Il savait que l’homme ne serait pas venu jusque-là juste pour lui faire part de ces décès. Après tout, c’était la guerre. Cela signifiait qu’il devait y avoir, quelque part dans le voisinage, une autre bombe, sans doute du même genre, et c’était là leur seule chance de découvrir la cause de l’accident.

Il voulut le faire seul. Le lieutenant James resterait à Londres. Ils étaient les deux seuls survivants de l’unité, aussi eût-il été ridicule qu’ils prennent un risque ensemble. Si Lord Suffolk avait échoué, cela laissait supposer qu’il y avait du nouveau. Et puis, de toute façon, il voulait être seul. Lorsque deux hommes travaillaient ensemble, il fallait de la méthode. Il fallait partager les décisions, négocier des compromis.

Sur la route, qu’il fit de nuit, il refoula ses émotions. S’il voulait garder l’esprit clair, il fallait qu’ils soient encore en vie. Miss Morden, quand elle s’octroyait un grand whisky bien raide avant d’attaquer le sherry. Cela lui permettait de boire plus lentement, de se comporter davantage en grande dame le reste de la soirée. « Vous ne buvez pas, Mr. Singh, mais si un jour vous buvez, faites comme moi. Un whisky bien tassé et après vous savourez, à petites gorgées, comme un bon courtisan. » Suivait son rire, indolent et râpeux. Jamais il ne rencontrerait une autre femme qui, comme elle, portait toujours sur elle deux flasques d’argent. Et elle continuait à boire tandis que Lord Suffolk, lui, grignotait ses petits gâteaux à la Kipling.

L’autre bombe était tombée à huit cents mètres de là. Encore une SC de 250 kilos. Elle paraissait du type habituel. Ils en avaient désamorcé des centaines de ce genre, cela faisait partie de la routine. Chaque mois, l’ennemi modifiait quelque chose, c’était ainsi que la guerre progressait : on apprenait le tour, le truc, le petit déchant, l’ongle en fil de fer, et on l’enseignait au reste de l’unité. Ils étaient maintenant passés à un nouveau stade.

Il ne prit personne avec lui. Il lui faudrait se rappeler chaque pas. L’officier qui le conduisit s’appelait Hardy, il devait rester dans la Jeep. On lui avait suggéré d’attendre le lendemain matin, mais il sentait qu’ils préféraient le voir s’y mettre tout de suite. La bombe de 250 kilos était des plus courantes ; s’il y avait une modification, il fallait le savoir vite. Il leur demanda de téléphoner pour que l’on veille à l’éclairage. Travailler en étant fatigué lui était égal ; en revanche, il voulait être assuré d’un éclairage convenable, meilleur que les phares de deux Jeeps.

Lorsqu’il atteignit Erith, la zone où se trouvait la bombe était déjà éclairée. En plein jour, en toute innocence, ce n’était qu’un champ. Des haies, peut-être une mare. À présent, c’était une arène. Il avait froid. Il emprunta le tricot de Hardy et l’enfila par-dessus le sien. De toute façon, toutes ces lumières lui tiendraient chaud. Quand il se dirigea vers la bombe, dans son esprit, ils étaient toujours en vie. Examen.

En pleine lumière, la porosité du métal sautait aux yeux. Il oublia tout, sauf de se méfier. À en croire Lord Suffolk, on pouvait trouver un brillant joueur d’échecs de dix-sept ans, voire de treize, capable, qui sait, de battre un grand maître. Par contre, on ne trouverait jamais un brillant joueur de bridge aussi jeune. Le bridge dépend du caractère. De votre caractère et de celui de votre partenaire. Il est indispensable de prendre en considération le tempérament de l’ennemi. Il en va de même pour le déminage. C’est un bridge à deux. Vous avez un adversaire. Vous n’avez pas de partenaire. Il m’arrive de faire jouer au bridge les candidats à l’examen. Les gens s’imaginent qu’une bombe est un objet mécanique. Un ennemi mécanique. Mais vous devez prendre en compte le fait que quelqu’un l’a fabriquée.

Le corps de la bombe de 250 kilos s’était fendu, et une fissure dans le métal laissait entrevoir la charge explosive. Il eut le sentiment qu’on l’observait, mais il refusa de se demander s’il s’agissait du lieutenant James, de Suffolk ou de l’inventeur de ce dispositif. La fraîcheur de la lumière artificielle l’avait ramené à la vie. Il décida d’enlever le culot à l’extrémité de la bombe avant de vider la charge principale, une espèce de poudre, sans doute. Il défit la sacoche et, à l’aide d’une clef universelle, il fit lentement tourner le lourd culot dans le filetage et le souleva. Il jeta un coup d’œil à l’intérieur.

Le détonateur s’était détaché. Au cours de la chute, le point de soudure avait cédé. Le détonateur n’était plus qu’un embrouillamini de fils et de pièces électriques. Était-ce ou non un heureux hasard ? Il se le demandait encore. Le problème était qu’il ignorait si le mécanisme fonctionnait déjà, s’il avait été déclenché. À genoux, penché, il appréciait d’être seul : il retrouvait le monde des choix irréversibles. Tournez vers la droite ou vers la gauche. Coupez ceci ou cela. Mais il était las et il subsistait en lui un arrière-fond de colère.

Il n’avait aucune idée du temps dont il disposait. Le culot coincé entre ses bottes, il arracha le tube et les fils qui pendaient. À peine eut-il terminé qu’il se mit à trembler, le paquet entre les mains. La bombe était désamorcée. La charge principale ne risquait plus d’exploser. Il posa avec soin le tube et les fils sur l’herbe, que la lumière rendait soyeuse. Il entreprit ensuite de traîner le corps même de la bombe jusqu’au camion, à une cinquantaine de mètres de là. Les hommes pourraient ainsi en vider le contenu dans des sacs de lest puis l’emporter. Il en était là lorsqu’une troisième bombe explosa, à environ quatre cents mètres, embrasant le ciel dans une lueur qui fit paraître les lampes à arc discrètes, humaines.

Un officier lui tendit une tasse de Horlicks à laquelle on avait ajouté un peu d’alcool, puis il s’en retourna, seul, vers le détonateur. Il inhala les vapeurs de la boisson.

Il n’y avait plus de danger réel. S’il se trompait, la petite explosion lui arracherait la main. Mais il n’en mourrait pas, sauf, bien sûr, s’il avait la main sur le cœur au moment de l’explosion. Le problème était maintenant réduit à sa plus simple expression. L’amorce. La nouvelle « astuce » dans la bombe.

Il lui faudrait remettre cet embrouillamini de fils dans l’ordre original. Il alla retrouver l’officier pour lui demander le reste de la boisson chaude qui était dans la bouteille thermos. Puis il revint s’asseoir à côté du détonateur. Il devait être environ une heure et demie du matin, se dit-il, car il n’avait pas de montre. Pendant une demi-heure, il se contenta de l’examiner avec sa loupe, une espèce de monocle suspendu à sa boutonnière. Il se pencha pour voir si le cuivre portait d’autres marques qu’une pince aurait pu laisser. Pas la moindre.

Plus tard, il lui faudrait des distractions. Plus tard, l’esprit encombré par une histoire personnelle faite d’une succession d’événements, de moments, il aurait besoin d’une sorte de bruit de fond pour tout engloutir tandis qu’il réfléchirait au problème posé là, devant lui. Plus tard viendraient la radio ou le poste à galène et sa musique d’orchestre jouant à plein, telle une bâche qui l’aurait protégé des averses de la vie réelle. Mais à présent, quelque part, au loin, tel un reflet d’éclair sur un nuage, il était conscient que Harts, Morden et Suffolk étaient morts. Qu’ils n’étaient plus soudain que des noms. Son regard revint sur les fils. Lentement, il les remit en ordre puis il déconnecta le détonateur du dispositif de retardement afin d’en voir l’autre côté. Il fit mentalement pivoter l’engin, puis il le remit à l’horizontale. Tout était parfait. Il dévissa la cartouche en se penchant par-dessus, collant l’oreille de sorte que le cuivre grinçât tout contre lui. Pas de petits bruits secs. Elle se défit en silence. Il glissa dans une poche les pièces électriques et, dans l’autre, le mécanisme d’horlogerie. Ces poches étaient en bas de ses côtes, sur son flanc. Il les boutonna. Il ramassa le tube, non sans jeter un autre coup d’œil à l’intérieur.

Il semblait y avoir autre chose que les pastilles d’acide picrique. Il ne l’aurait pas remarqué s’il n’y avait pas eu le poids. Et il n’aurait jamais pensé au poids s’il n’avait pas cherché l’astuce. En général, on se contentait d’écouter ou de regarder de près. Il inclina doucement le tube, une autre cartouche apparut en partie.

Il retirait la deuxième cartouche lorsqu’un craquement suivi d’un petit éclair parcourut l’engin. Le mécanisme avait été déclenché. Sachant qu’il ne recommencerait pas, il le fit disparaître dans une troisième poche. Il fit ensuite ressortir les pastilles restées au fond du tube et les détruisit dans la solution qu’il avait préparée. Il retourna à la Jeep.

« Il y avait une seconde gaine, grommela-t-il. J’ai eu beaucoup de chance de réussir à dégager tous ces fils. Appelez le quartier général et essayez de savoir s’il reste d’autres bombes. »

Il écarta les soldats de la Jeep, remit en place un siège mal fixé et demanda que l’on braque les lampes à arc. Déboutonnant alors ses poches, il sortit les trois composants qu’il disposa sur ce banc de fortune, à une trentaine de centimètres l’un de l’autre. Il avait froid. De son corps tiède, il exhala un souffle. Il releva la tête. Au loin, des soldats continuaient à vider la charge principale. Il griffonna quelques notes puis il tendit à un officier ses conclusions au sujet de la nouvelle bombe. Il n’avait pas tout compris, bien sûr, mais ils auraient le renseignement.

Sitôt que le soleil pénètre dans une pièce où pétille un feu, le feu disparaît. Il avait adoré Lord Suffolk et ses enseignements insolites. Mais son absence, dans la mesure où tout reposait maintenant sur Singh, signifiait que c’était à lui qu’il incombait désormais d’être attentif à toutes les bombes de ce genre, éparpillées dans la ville de Londres. Voici que sa responsabilité se trouvait engagée, particularité qui, comprit-il, avait suivi partout Lord Suffolk. C’est cette vigilance qui devait créer chez lui un si grand besoin de s’isoler lorsqu’il travaillait sur une bombe. Il était de ceux qui ne seraient jamais attirés par la chorégraphie du pouvoir. Il se sentait gêné de véhiculer plans et solutions, capable seulement de reconnaître le terrain, de repérer une solution. Quand il prit vraiment conscience de la mort de Lord Suffolk, il acheva le travail qu’on lui avait assigné et il s’enrôla à nouveau dans la machine anonyme de l’armée. Il se retrouva sur le Macdonald, un transporteur de troupes qui convoyait une centaine de sapeurs sur le front italien. On les utilisait non seulement pour déminer, mais aussi pour construire des ponts, déblayer le terrain et ouvrir le passage à certains blindés. C’est là qu’il se cacha jusqu’à la fin de la guerre. Peu se rappelaient le Sikh qui avait fait partie de l’unité de Suffolk. En l’espace d’une année, l’unité fut dissoute et oubliée. Le lieutenant James fut le seul à se distinguer et à prendre du galon.

Mais cette nuit-là, en traversant Lewisham et Blackheath pour se rendre à Erith, il compris que, de tous les sapeurs, c’était lui qui avait le mieux assimilé les connaissances de Suffolk. On s’attendait à ce qu’à son tour il ait l’œil.

Il était encore près du camion lorsqu’un coup de sifflet lui signala qu’on éteignait les lampes à arc. En trente secondes, la lumière métallique avait été remplacée par des torches au soufre, à l’arrière du camion. Un autre bombardement. Cet éclairage, de moindre intensité, pourrait être atténué lorsqu’ils entendraient les avions. Il s’assit sur le bidon d’essence vide, face aux trois composants qu’il avait retirés de la bombe. Après le silence des lampes à arc, le chuintement des torches de signalisation semblait bruyant.

Il resta là assis, tout regard et tout ouïe, à attendre que ça se mette à cliqueter. Les autres hommes se tenaient, en silence, à cinquante mètres de là. Il savait que, pour le moment, il était le roi. Le montreur de marionnettes. Qu’il pouvait demander n’importe quoi, un seau de sable ou une tarte aux fruits si tel était son bon plaisir. Que ces hommes qui, n’étant pas de service, n’auraient jamais traversé un bar à moitié plein pour lui dire un mot feraient tout ce qu’il désirait. Voilà qui lui semblait étrange. Comme si on lui avait donné un complet dans lequel il pouvait déambuler, mais dont les manches traînaient derrière lui. Quoi qu’il en fût, il savait qu’il n’aimait pas ça, habitué qu’il était à son invisibilité. En Angleterre, dans les diverses casernes par lesquelles il était passé, on l’avait ignoré : il en était arrivé à préférer cela. Le fait qu’il eût été sapeur pendant la campagne d’Italie ne suffisait pas à expliquer cette indépendance, ce côté secret que Hana percevrait un jour en lui. Il était le membre anonyme d’une autre race, une part du monde invisible. Il s’était bâti des défenses intimes, n’accordant sa confiance qu’à ceux qui se montraient ses amis. Ce soir-là, à Erith, il comprit qu’il savait tirer les fils susceptibles d’actionner ceux qui, autour de lui, n’avaient pas ses talents.

Quelques mois plus tard, il parviendrait à s’échapper en Italie, ayant enfoui l’ombre de son maître dans un sac d’ordonnance, comme il l’avait vu faire au jeune garçon en vert, à l’hippodrome, lors de sa première permission de Noël. Lord Suffolk et Miss Morden lui avaient proposé de l’emmener voir une pièce de théâtre anglaise. Il avait choisi Peter Pan. Ils avaient accepté, sans ciller, l’accompagnant à un spectacle bourré d’enfants qui piaillaient. Tels étaient les souvenirs fantômes qui lui revenaient tandis qu’il reposait sous la tente avec Hana, près de cette petite ville, dans les collines italiennes.

Révéler son passé ou l’une ou l’autre de ses qualités eût été trop peu discret. Tout comme il n’aurait jamais pu se tourner vers elle et lui demander la raison profonde de cette relation. Il l’étreignait avec la même force d’affection qu’il avait ressentie à l’égard de ces trois Anglais bizarres, dont il avait partagé la table, et qui avaient assisté à son enchantement, à ses éclats de rire et à son ébahissement en voyant le jeune garçon en vert lever les bras et s’envoler dans l’obscurité, au-dessus de la scène pour aller enseigner toutes ces merveilles à la fillette d’une famille bien terre à terre.

À Erith, dans l’obscurité striée par les torches, il s’arrêtait dès qu’il entendait des avions. On étouffait alors les feux, un par un, dans des seaux remplis de sable. Il allait s’asseoir dans l’obscurité bourdonnante, déplaçait son siège de façon à pouvoir se pencher pour tendre l’oreille, continuait à compter péniblement les tic-tac, en dépit des bombardiers allemands qui vrombissaient au-dessus de sa tête.

Survint alors ce qu’il attendait. À une heure exactement, la capsule explosa. La cartouche principale contenait un percuteur qui activait un second détonateur, resté parfaitement invisible lors du démontage du premier. Soixante minutes plus tard, le second mécanisme mettait à feu l’autre cartouche, provoquant l’explosion de ce que l’on croyait être une bombe désamorcée.

Cette découverte devait révolutionner la technique de désamorçage des bombes. Désormais, chaque bombe fut soupçonnée de dissimuler une seconde cartouche. On ne pourrait plus désamorcer le tube principal à la main, ni même par télécommande. Il faudrait les inactiver sans retirer le détonateur. Si jamais le second détonateur était déclenché, on disposait d’une heure pour en venir à bout, en le gelant à l’oxygène liquide. La première fois, sous les lampes à arc, il avait, dans sa hâte, retiré du piège le second détonateur dont la tête avait été cisaillée. Dans l’obscurité sulfureuse des bombardements, il fut ainsi témoin de l’éclair blanc zébré de vert, de la taille de sa main. Une heure de retard. Il n’avait survécu que par chance. Il alla trouver l’officier et lui dit : « J’ai besoin d’une autre bombe pour vérifier. »

Ils rallumèrent les feux autour de lui. Une fois de plus, le cercle d’obscurité au milieu duquel il se trouvait fut inondé de lumière. Il resta encore deux heures ce soir-là à essayer les nouveaux détonateurs : le décalage de soixante minutes s’avéra constant.

 

Il passa presque toute la nuit à Erith. Le matin, en se réveillant, il se retrouva à Londres. Il n’avait pas souvenir d’y avoir été ramené. Il s’éveilla, s’installa devant une table et se mit à esquisser le profil d’une bombe, dessina les cartouches, les détonateurs. Tout le problème du ZVS-40. Depuis l’amorce jusqu’aux anneaux de verrouillage. Il traça ensuite sur ce dessin toutes les lignes d’attaque possibles et imaginables pour procéder au désamorçage. Chaque flèche était dessinée avec précision, le texte écrit bien nettement, comme on le lui avait enseigné.

Ce qu’il avait découvert la nuit précédente n’en demeurait pas moins vrai. Il n’avait survécu que par chance. Il n’était pas possible de désamorcer une bombe in situ sans la faire exploser. Il dessina et écrivit tout ce qu’il savait sur la grande feuille d’épure. En bas de celle-ci, il ajouta : Dessiné selon le désir de Lord Suffolk par son élève, le lieutenant Kirpal Singh. 30 mai 1941.

 

Après la mort de Suffolk, il se mit à travailler d’arrache-pied, comme un fou. Les bombes changeaient vite ; nouvelles techniques, nouveaux dispositifs. Il logeait à la caserne de Regent’s Park en compagnie du lieutenant James et de trois autres experts. Ils travaillaient à des solutions, faisaient une épure de chaque nouvelle bombe qui arrivait.

Après avoir passé douze jours à étudier la question aux quartiers généraux du génie, ils trouvèrent la réponse. Il fallait oublier complètement le détonateur. Oublier ce que l’on tenait, jusqu’ici, pour le premier principe, à savoir : « Désamorcer la bombe. » Brillant. Ils étaient tous là, au mess des officiers, à rire, à applaudir, à se congratuler. Ils n’avaient aucune idée de ce que pouvait être l’alternative, mais ils savaient qu’en théorie ils avaient raison. Le problème ne serait pas résolu si on lui sautait dessus. C’était le mot du lieutenant James. « Si vous vous trouvez dans une pièce en même temps qu’un problème, ne lui parlez pas. » Une remarque en l’air. Singh alla le trouver et lui présenta la conclusion sous un autre angle : « Par conséquent, on ne touche pas du tout au détonateur. »

Une fois qu’ils en furent là, quelqu’un trouva la solution en une semaine. Un stérilisateur à vapeur. On pratiquait une ouverture dans le corps de la bombe, ce qui permettait d’émulsifier l’explosif principal, grâce à une injection de vapeur, et de le drainer. Le problème était donc résolu pour le moment. Mais il était déjà sur un bateau, en route pour l’Italie.

 

« Il y a toujours des gribouillis à la craie jaune sur les bombes. Avez-vous remarqué ça ? Tout comme nos corps étaient gribouillés de craie jaune lorsque nous faisions la queue dans la cour de Lahore.

« Nous étions là, en ligne, qui avancions en traînant le pas, de la rue jusqu’au dispensaire avant de ressortir dans la cour où nous nous engagions. Nous signions nos engagements. À l’aide de ses instruments, un médecin acceptait ou rejetait nos corps. Des mains, il explorait notre cou. Les pinces sortaient du Dettol pour récolter des petits bouts de peau.

« Ceux qui étaient acceptés allaient s’entasser dans la cour. Les résultats codés étaient inscrits à la craie jaune, sur notre peau. Plus tard, dans la queue, après un bref entretien, un officier indien écrivait de nouveaux signes jaunes sur les ardoises suspendues à nos cous. Poids, âge, région militaire, niveau d’éducation, état des dents, unité qui conviendrait le mieux.

« Je ne me suis pas senti insulté pour autant. Je suis persuadé que mon frère, lui, l’aurait été. Il se serait dirigé, furieux, vers le puits, aurait tiré un seau d’eau et lavé les marques à la craie. Je n’étais pas comme lui. Même si je l’aimais. Même si je l’admirais. Un côté de ma nature voyait une raison en toute chose. J’étais celui qui, en classe, arborait un air honnête et sérieux que lui se complaisait à contrefaire et à ridiculiser. Vous l’avez deviné, j’étais en réalité bien moins sérieux que lui ; simplement, je détestais les affrontements. Cela ne m’empêchait ni de faire ce dont j’avais envie, ni de le faire à ma façon. J’avais découvert assez jeune l’espace méconnu ouvert à ceux qui ont une vie silencieuse. Je ne discutais pas avec l’agent de police qui prétendait que je n’avais pas le droit, à vélo, de traverser tel ou tel pont, ni de pénétrer dans le fort par telle ou telle porte. Je restais là, sans bouger, jusqu’à ce que je devienne invisible, et puis j’entrais. Comme un grillon. Comme une tasse d’eau cachée. C’est ça, voyez-vous, la leçon que j’ai tirée des escarmouches publiques de mon frère.

« À mes yeux, mon frère était néanmoins le héros de la famille. Je suivais ses traces de boutefeu. Je constatais son épuisement après chaque protestation, quand tout son corps se cabrait contre une insulte ou un décret. Il rompit avec la tradition familiale en refusant, bien qu’étant l’aîné, de faire une carrière militaire. Il se regimbait contre toute situation où les Anglais avaient le pouvoir. Ils le traînèrent donc dans leurs prisons. Dans la prison centrale de Lahore. Puis dans celle de Jatnagar. La nuit, étendu sur son lit de camp, il brandissait un bras plâtré, un bras que ses amis avaient cassé pour le protéger, pour l’empêcher de s’échapper. En prison, il devint serein et astucieux. Il se mit à me ressembler. Il ne parut pas insulté d’apprendre que j’avais signé pour le remplacer dans l’enrôlement, renonçant ainsi à la médecine, il se contenta de rire et de me faire passer un message par le truchement de notre père : il me conseillait d’être prudent. Jamais il ne partirait en guerre ni contre moi, ni contre ce que je faisais. Il était persuadé que j’avais l’instinct de survie, que je savais me tapir dans des recoins silencieux. »

Assis sur le comptoir de la cuisine, il parle avec Hana. Caravaggio passe en coup de vent, de grosses cordes autour des épaules. Ça ne regarde que lui, répond-il quand on lui pose une question. Traînant les cordes derrière lui, il sort. « Le patient anglais veut te voir, mon petit gars.

— D’accord, mon petit gars. » D’un bond, le sapeur descend du comptoir, son accent indien mâtiné du faux gallois de Caravaggio.

« Mon père avait un oiseau, un petit martinet, je crois, qu’il gardait auprès de lui. Celui-ci était aussi indispensable à son confort qu’une paire de lunettes ou un verre d’eau pendant un repas. À la maison, même s’il ne faisait qu’entrer dans sa chambre, il fallait qu’il prenne l’oiseau avec lui. Lorsqu’il se rendait au travail, la petite cage était accrochée au guidon de sa bicyclette.

— Ton père vit encore ?

— Oh ! oui, je pense. Ça fait un moment que je n’ai pas reçu de lettre de lui. Et vraisemblablement mon frère est encore en prison. »

 

Une chose ne cesse de lui revenir à l’esprit. Il est dans le cheval blanc. Il a chaud sur cette colline crayeuse, dont la poussière blanche voltige autour de lui. Il travaille à ce dispositif relativement simple, mais pour la première fois il travaille seul. Assise à une vingtaine de mètres au-dessus de lui, en haut de la pente, Miss Morden prend des notes sur ce qu’il fait. Il sait qu’en bas, de l’autre côté de la vallée, Lord Suffolk est là qui suit à la jumelle.

Il travaille lentement. La craie empoussière tout, aussi bien ses mains que le dispositif. Il ne cesse de souffler dessus pour en débarrasser les têtes du détonateur et les fils afin de voir les détails. Sa tunique lui tient chaud. Il passe ses mains dans son dos pour tamponner la sueur avec sa chemise. Les poches en travers de son torse sont bourrées de pièces disparates. Il est las, il ralentit, il revérifie inlassablement chaque chose. Il entend la voix de Miss Morden. « Kip ? — Oui. — Arrêtez un moment, je descends. — Vous feriez mieux de ne pas faire ça, Miss Morden. — Bien sûr que si. » Il boutonne toutes ses poches et recouvre la bombe d’un linge. Miss Morden dégringole maladroitement du cheval blanc, elle vient s’asseoir à côté de lui et ouvre sa sacoche. Elle asperge d’eau de Cologne un mouchoir de dentelle et le lui tend. « Essuyez-vous donc le visage avec ça. Lord Suffolk s’en sert pour se rafraîchir. » Il le prend avec une certaine hésitation et se tamponne le front, le cou et les poignets, comme elle l’a suggéré. Elle dévisse la bouteille thermos et verse à chacun un peu de thé. Elle déplie du papier huilé et en sort des morceaux de gâteau.

Elle ne semble guère pressée de remonter, de se retrouver en sécurité. Et il paraîtrait malvenu de lui rappeler qu’elle ferait mieux de retourner là-haut. Elle parle simplement de cette fichue chaleur, raconte qu’en ville ils ont enfin retenu, pour chacun d’entre eux, une chambre avec salle de bains. Voilà de quoi se réjouir à l’avance… Elle commence une histoire sans queue ni tête sur la façon dont elle a rencontré Lord Suffolk. Pas un mot sur la bombe à côté d’eux. Il a ralenti l’allure, comme lorsqu’on dort à moitié et qu’on lit et relit vingt fois le même paragraphe, en essayant de trouver un lien entre les phrases. Elle l’a tiré du tourbillon du problème. Elle range sa sacoche, pose la main sur son épaule droite et s’en retourne à sa place sur la couverture, au-dessus du cheval de Westbury. Elle lui laisse des lunettes de soleil, mais il les pose sur le côté, car elles ne lui permettent pas de voir assez clair. Puis il y revient. Le parfum de l’eau de Cologne. Il se rappelle l’avoir senti un jour, enfant. Il avait de la fièvre et quelqu’un lui en avait frictionné le corps.

Le patient anglais: L'homme flambé
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